Bill Bruford (batteur, écrivain) – Interview, première partie

Par Woodbrass Team

Bill Bruford est un batteur historique, un monument britannique qui a à la fois marqué l’histoire du rock progressif et fait avancer les expérimentations du jazz le plus sauvage. Il est passé par Yes, King Crimson puis Genesis avant de monter Earthworks qui marque son virage du rock vers le jazz, même si son approche du rock était déjà emprunte d’un goût marqué pour la liberté et la recherche. Il a annoncé sa retraite en 2009, ce qui paraît toujours surprenant pour un musicien, et il n’a d’ailleurs pas vraiment disparu de la circulation puisqu’il s’occupe toujours de ses deux labels, Summerfold et Winterfold, et il a aussi signé son autobiographie. Au milieu de toutes ces activités, il a pris le temps de nous accorder une interview, et il avait tellement de choses à dire que nous vous la proposons en deux épisodes !

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Commençons par tes racines. Tu es le seul musicien qui a joué dans les trois plus grands groupes de rock progressif britannique. Comment ton approche a-t-elle varié en fonction du fonctionnement de ces différents groupes ?
Tu fais allusion à Yes, King Crimson et Genesis. De 1968 à 1976 j’étais un jeune homme en développement rapide avec beaucoup trop d’assurance. Crimson représentait un énorme changement par rapport à Yes, en cela que dans Crimson chacun était individuellement responsable de sa propre contribution à la musique sans avoir à l’expliquer ou le justifier à quoi que ce soit. C’est ce qui m’attirait le plus lorsque je réfléchissais à l’idée de les rejoindre. Dans Yes, chaque note de chaque partie de chaque instrument était soumise à un vote démocratique. C’était épuisant au plus haut point. Crimson faisait donc de la musique plus simplement : ce groupe pouvait improviser, et il le faisait fréquemment. Yes ne pouvait rien jouer qui n’avait pas été conçu ou accepté auparavant. Dans Genesis, la situation était encore différente. J’étais un mercenaire, je jouais les parties déjà créées par Phil Collins, avec l’ordre de m’y tenir. Pas question de s’aventurer hors piste !
Yes était ma première petite amie. On ne l’oublie jamais ! Mais j’avais 18 ans, et je pensais bien sûr que je savais tout ce qu’il y avait à savoir sur la batterie, j’étais donc merveilleusement arrogant. Il m’a fallu pas loin de 40 ans pour réaliser que je ne sais rien, je suis donc désormais dans une position qui me permet de commencer à apprendre. La plupart des gens s’imaginent que Yes et King Cimson était des groupes similaires puisqu’ils était tous les deux catégorisés comme des « groupes de rock progressif », mais je t’assure qu’à l’époque ils étaient très différents l’un de l’autre, chacun avec sa propre culture. Yes a toujours cherché le succès à grande échelle, avec de fortes harmonies vocales mises très en avant. King Crimson était plus sombre, plus subversif, avec une prédilection pour la tonalité mineure et la gamme ton par ton. Personne ne parlait beaucoup dans Crimson, on attendait de toi que tu « saches ». Tu pouvais jouer tout ce que tu voulais à partir du moment où Robert Fripp n’avait jamais entendu ça auparavant, et il a entendu beaucoup de choses ! Au sein de Yes les disputes étaient fortes et ouvertes. Je donnais des noms comme « Fragile » ou « Close To The Edge » (au bord du gouffre) à nos albums parce que je pensais qu’on pouvait se séparer d’une minute à l’autre. King Crimson était aussi fragile, c’était le genre de groupe dont tu ne savais jamais vraiment s’il existerait encore le lendemain matin au petit déjeuner.

As-tu senti le besoin d’adapter ton approche à la version de King Crimson de 1994 par rapport aux versions de 1981 et 1973 ?
Je cherche toujours à apporter quelque chose de frais, ou au moins d’innatendu, à toute situation musicale. J’ai apporté des idées à Yes comme à Crimson qui allaient au-delà de ce qu’on entendait généralement dans la musique rock de cette époque : les mesures impaires, l’improvisation libre, les instruments inhabituels, et plus tard les percussion électroniques. Crimson engloutissait tout ça avec plaisir. Je me suis beaucoup amusé avec King Crimson et nous avons fait quelques très bons albums en 30 ans. Les gens n’ont pas pu aller à de nombreux concerts de Crimson puisque nous n’avons jamais tourné de façon intense, mais tout le monde se souvient du concert de Crimson auquel ils ont assisté. Ça reste le boulot de batteur le plus excitant du milieu rock, puisque tu ne sais jamais ce qui va arriver ! Tu dois être prêt à accepter le changement, Crimson est un vecteur de changement. Tu ne peux pas rester la même personne, avec la même attitude vis-à-vis de la musique, après ton passage par ce groupe. Crimson était un groupe puissant dont l’influence s’étend bien au-delà de ses ventes d’albums.

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Comment ton kit a-t-il changé au fur et à mesure de ces évolutions ?
J’ai toujours considéré mon kit comme un élément fluide et en constante évolution, et ses composants ont été dictés par la musique que l’on souhaite que je joue comme par les développements de l’industrie de la batterie. Les choses ont bien évolué depuis ma première batterie, ce tout petit kit que j’ai eu à 13 ans. Je suis ensuite passé sur British Olympic, des batteries fabriquées par Premier, puis Hayman, Ludwig quand nous sommes arrivés aux USA, puis j’ai commencé à jouer sur Tama autour de 1980. Ils ont été d’une générosité incroyable et n’ont jamais cessé de me soutenir pendant toutes ces années. Les boom stands, les toms gong, les boobams, les caisses claires signature… Ils ont enchaîné les nouveautés bien pensées et je les ai toutes dévorées.
Il me reste deux kits Tama. J’ai la superbe Starclassic custom jaune et noire faîte pour le King Crimson du milieu des années 90, et la Royal Walnut Bubinga que j’utilise à l’heure actuelle. Il me reste quelques éléments électroniques mais je suis passé par tellement de kits, de cymbales et d’équipements divers que j’ai renvoyé 80% de ce que j’avais aux constructeurs au fur et à mesure que ces instruments passaient de mode ou succombaient à une utilisation intense. Les constructeurs veulent que les endorsés jouent sur le kit qui vient de sortir. Il me reste des Rototoms, mais la cymbale cassée de Red a rendu l’âme. Elle est sur une étagère quelque part, sans amour.

1987 a été une année charnière pour toi. Te sentais-tu prisonnier de l’étiquette de batteur de rock ?
Le rock comme le jazz ont leurs avantages et leurs inconvénients, niveau musique et niveau conditions de travail. Le rock est plus lent, plus lourd, mieux financé, plus politique et tu ne peux partir en tournée – et donc jouer – que si tu as l’accord d’une vingtaine de personnes. Le jazz est plus rapide de corps et d’esprit, plus souple, moins bien financé, ce qui limite le nombre d’instruments que tu peux déplacer en tournée par exemple, mais tu peux jouer ce que tu veux à peu près quand tu le veux. J’ai oscillé entre les deux, en fonction de ce que j’ai envie de faire à un moment donné. Je n’ai jamais perdu mon intérêt pour le rock, le jazz ou n’importe quelle musique.
Ceci dit, 1987 a été une année importante. Je pense que pour jouer du jazz, il faut manger, dormir et boire du jazz. Je voulais vraiment m’y mettre en profondeur, pas en touriste. J’ai donc monté Earthworks cette année pour mettre cette décision en application.

Considères-tu Earthworks comme ton projet le plus personnel ?
En Anglais, le mot Earthworks a plusieurs niveaux de signification. D’un côté, il fait allusion au travail d’un homme sur Terre, mais il évoque aussi les fortifications et remparts construits par les hommes de l’âge de bronze et de fer.
Lorsque tu construis un bâtiment, il faut commencer par excaver pour trouver des fondations suffisamment solides, comme lorsque tu veux construire un groupe de jazz qui durera deux décennies. Cette fondation s’appelle aussi « earthworks ». Il y a aussi des implications de pièces musicales venant du monde entier et de styles qui traversent les océans. Tous ces éléments font partie du tissu du groupe. Le but était que les musiciens qui en feraient partie se serviraient du groupe comme un véhicule de développement et de changement personnel, et qu’ils le quitteraient en étant des musiciens différents avec de nouveaux points de vue. Le mot a donc cette connotation de « fondations solides ».

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