Visite de l’usine Martin part 3 – Les archives, interview de Dick Boak

par Woodbrass Team

Voici le dernier volet de notre voyage à Nazareth, au cœur de l’univers Martin. Après le musée et l’usine, c’est désormais au tour des archives de recevoir Woodbrass Deluxe. Nous y avons admiré de véritables trésors, comme un facturier datant du milieu du XIXème siècle (à l’époque où une 18 valait 18 dollars et une 28, 28 dollars !) et de nombreuses photos d’une époque à laquelle les hommes avait une moustache et un chapeau, et les femmes une ombrelle. Au milieu de cette machine à remonter le temps, nous avons fait la connaissance de Dick Boak, l’autorité mondiale sur l’histoire du Martin. Il est guitariste, illustrateur, écrivain, et a été responsable des projets de modèles signature dans les années 90 (ils sont tous documentés dans son livre Martin Guitar Masterpieces), et il est désormais l’historien officiel de la marque, incollable sur tout ce qui touche de près ou de loin à ce véritable trésor américain. Nous avons passé une heure à nous entretenir avec lui, et il n’a rien caché.

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à voir le nombre de disciplines auxquelles tu t’appliques, on pourrait te qualifier d’homme de la Renaissance version Martin, n’est-ce pas ?
Certaines personnes ont utilisé cette expression à mon égard et j’en suis très flatté. Je crois qu’une personne est ce qu’elle fait au moment précis où tu l’observes. En ce moment je réponds à une interview donc je suis un interviewé, quand je dessine je suis un illustrateur, et quand je fabrique des guitares je suis un luthier. En ce moment j’enregistre un album et je me suis remis au dessin, ça faisait des années que je n’avais pas fait ça sérieusement. J’aime passer d’une discipline à l’autre, je m’ennuie vite en restant sur place. Toutes ces choses viennent du même endroit, du même processus de créativité, et chaque discipline a un impact sur toutes les autres.

Raconte nous l’histoire du musée Martin.
Il faut avant tout rendre hommage à Chris Martin (le directeur de l’entreprise depuis 1986), puisque c’est lui qui a décidé de soutenir financièrement cet énorme projet, malgré des coûts colossaux. Au départ, nous avions un musée minuscule qui occupait une petite pièce avec deux instruments exposés. Les gens viennent du monde entier pour visiter l’usine Martin, et jusque là nous avions le sentiment de ne pas avoir l’outil approprié pour raconter notre histoire correctement. En 2004, nous avons commencé à travailler sur le nouveau bâtiment avec un centre d’accueil pour les visiteurs, un projet qui a pris deux ans. Nous avions alors l’espace pour installer le musée, et nous avions déjà une idée précise des vitrines que nous voulions mettre en place. Nous avons fait appel à l’entreprise de Boston, Museum Design Associates, pour concevoir la muséographie, et une autre entreprise, Art Guild, a construit les vitrines. Ils sont venus et ont mis en place tous les espaces d’exposition. Nous nous sommes donc retrouvés avec ces superbes espaces vides, nous avons ensuite travaillé sur les textes et les photos. J’ai alors succédé à Mike Longworth en tant qu’historien maison. Je savais où tout se trouvait, toutes les archives dans l’ancienne usine, au grenier, et lorsque nous avons conçu le nouveau centre pour visiteurs, j’ai demandé une pièce pour stocker les archives, les numériser et les classer dignement. Lorsque nous avons installé le contenu des premières vitrines, il est apparu qu’il nous manquait des éléments importants dans notre collection, en particulier sur les instruments du XIXème siècle, jusqu’en 1920. Chris a reconnu immédiatement l’intérêt d’investir dans notre propre histoire et nous a permis d’acheter des guitares très précieuses, notamment la D-45 que nous avons payé autour de 300 000 dollars, et la OM-45 Deluxe qui était aussi très chère. Il est fantastique d’avoir ces instruments à disposition, et je sais que leur côte ne chutera jamais.

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Comment expliques-tu le prix de ces instruments de collection ?
Il y a bien sûr la rareté qui explique une partie de ce prix, mais au-delà de ces considérations ce sont des guitares au son magnifique. Ma préférée est la dreadnought Ditson de 1920 : elle est légère comme une plume et tellement puissante !

J’aimerais te donner des noms d’artistes et que tu me parles de leur relation à Martin. Commençons par Paul Simon.
Les gens disent qu’il est difficile de travailler avec lui, qu’il est caractériel, mais je n’ai jamais eu l’occasion de le constater. Il s’implique avec passion dans l’art d’écrire des chansons, c’est le plus important à ses yeux. Il a un énorme souci du détail, et tu l’entends bien lorsque tu fais attention aux choix d’instrumentations sur ses albums. Je suis allé le voir en concert au Madison Square Garden, et lorsque je suis allé le retrouver après, sa première question était « Comment était le son ? ». Je lui ai répondu que le son était magnifique, que c’était le meilleur son de concert que j’avais entendu jusque là.

Jimmie Rodgers.
Lorsque j’ai commencé chez Martin il y a 40 ans, je ne connaissais pas bien Jimmie Rodgers, j’étais fan des Rolling Stones, des Beatles, de Cream et de la génération de Woodstock. En travaillant ici j’entendais très régulièrement son nom, il était le musicien préféré de C.F. Martin III, le grand-père de Chris Martin IV. Il était tellement fan qu’il a livré lui-même la guitare que Jimmie avait commandée. On m’a recommandé d’aller au musée de Meridian, Minnesota, dans lequel se trouve sa Martin historique, la 000-45 de 1927. Lorsque nous avons fait le modèle Jimmie Rodgers, j’ai passé une semaine là-bas avec Dale Eckhart, qui travaille au Custom Shop et s’occupe des modèles Authentic, et nous avons mesuré la guitare originale qui est conservée dans un coffre fort dans une gare désaffectée. C’est une guitare très spéciale et nous l’avons répliquée à la perfection.

Johnny Cash.
Marty Stuart était marié à l’une des filles de Johnny Cash, et les deux hommes sont restés très proches malgré le divorce. Nous sommes devenus bons amis avec Marty suite au modèle signature que nous avons conçu ensemble, et un jour il m’a appelé en me disant « note ce numéro de téléphone ». Je lui ai demandé quel numéro c’était, et il m’a répondu « tu verras bien ». J’ai donc appelé, et là j’ai entendu « Hello, this is John ». « John qui ? » « John Cash ! ». Je lui ai dit que j’étais Dick Boak de Martin, et il m’a répondu « j’ai attendu ce coup de fil toute ma vie ! ». C’était un homme fantastique, un homme très chaleureux et gentil. Nous avons travaillé ensemble sur son premier modèle signature. Lorsque sa femme est morte, il m’a appelé pour commander une 00-40H, une guitare que jouait Maybelle Carter (la mère de la femme de Cash), pour l’offrir au Country Music Hall Of Fame en mémoire de June Carter Cash. Je travaillais avec lui sur ce projet lorsqu’il est mort à son tour. Notre relation est une des amitiés les plus précieuses que j’ai développées, et il représente une partie extrêmement importante de l’histoire de la musique américaine.

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Elvis.
Elvis n’est jamais passé à l’usine Martin contrairement à ce que dit la rumeur. Mais je sais que lorsque nous avons sorti la D-76 célébrant le bicentenaire de l’indépendance des Etats Unis, Elvis a décidé sur un coup de tête de prendre son jet privé de Memphis à Atlanta pour aller l’acheter dans un magasin. La guitare était déjà vendue à quelqu’un d’autre mais il l’a emportée quand même !

Kurt Cobain.
Je n’ai jamais été très au courant du mouvement grunge, même si pour mon métier je me dois d’être à la page musicalement parlant. Je ne suis pas un grand fan de country par exemple, mais je suis obligé de m’y intéresser. D’ailleurs en général lorsque je prend la peine de m’intéresser à un style, je deviens fan des artistes importants !

Eric Clapton.
Son concert pour MTV Unplugged a eu une importance primordiale dans la revitalisation et le retour à la mode de la musique acoustique aux Etats-Unis. Le lendemain de la diffusion du concert, je recevais des tonnes de coups de téléphone nous demandant quels modèles il jouaient, des modèles que nous ne fabriquions même plus comme la 000-28 et la 000-42. à l’époque, nous ne collaborions même pas avec les artistes, si ils voulaient des guitares nous les redirigions vers nos revendeurs. D’ailleurs, il paraît que c’est arrivé avec Bob Dylan, il nous avait appelé pour avoir une guitare et je crois qu’il n’a pas beaucoup apprécié d’être renvoyé vers un magasin. Grâce à Clapton, nous avons relancé notre capacité à interagir avec les artistes. Chris Martin IV était beaucoup plus ouvert là-dessus que son grand-père, et son idée était que chaque projet de modèle signature se fasse avec une part des bénéfices reversés à une association caritative. Le projet développé avec Clapton a été un succès considérable, qui a rapporté plus de 100 000 dollars à sa fondation Crossroads. Cette guitare a montré la voie pour presque 140 autres modèles signature que j’ai eu l’occasion de superviser.

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Pourquoi avoir arrêté ces séries signature limitées ?
Nous nous concentrons désormais sur les artistes plus jeunes comme Ed Sheeran, puisqu’il est très important de planter de nouvelles graines pour les prochaines générations de guitaristes. Si on ne le fait pas les nouveaux musiciens ne seront pas forcément informés de notre riche histoire.

Comment expliques-tu la durabilité des anciens modèles ?
Martin a connu ce qu’on appelle la Golden Era dans les années 30, une ère au cours de laquelle les modèles historiques ont été créés dans leurs meilleures versions possibles. Je pense que nous vivons actuellement une deuxième « golden era », puisque les guitares qui sont fabriquées en ce moment sont vraiment parmi les meilleures jamais sorties de notre usine, et certains bois actuels comme le palissandre de Madagascar sont des alternatives viables aux bois anciens comme le palissandre de Rio. Et je crois aussi qu’il n’est pas nécéssaire d’investir dans un modèle hors de prix pour avoir une bonne Martin, nos modèles les moins décorés et les moins chers, comme les séries 15 et 17, sont aussi très bons. Quant au Custom Shop, ils ont un niveau de qualité qui m’impressionne énormément, bien au-dessus de beaucoup de vieilles guitares qui valent pourtant plus cher que les modèles Authentic. Notre plus grande compétition ne vient pas des autres marques : elle vient des modèles vintage de chez Martin.

Parmi tous les modèles signatures que vous avez développés, un guitariste emblématique de Martin manque cruellement.
Neil Young ? Oui bien sûr… Nous nous sommes rencontrés à de très nombreuses occasions, il voulait le faire mais son manager a dit non. En revanche, nous avons travaillé ensemble sur un modèle hommage à Jerry Tolman, le manager historique de Graham Nash et David Crosby qui était aussi profondément respecté par Stills et Young. À la mort de Jerry, j’ai conçu un modèle Crosby Stills Nash & Young dont les bénéfices aideraient ses enfants à payer leurs études. Le modèle regroupait les symboles des quatre musiciens, y compris la flèche cassé de Neil Young, il a insisté pour faire partie de ce projet.

Tu as participé à environ 140 modèles signature. Quelles guitares restent les plus spéciales pour toi ?
J’aime tous nos modèles, et je suis très content des collaborations que j’ai développées. Je dirais que ma préférence personnelle va à Mark Knopfler, pour la simple raison que je suis fan de son jeu et que chaque album qu’il sort est pour moi une véritable offrande. En termes d’expérimentation sonore, je suis particulièrement fier des projets que nous avons lancés avec Laurence Juber, l’ancien guitariste de The Wings. Tout d’abord, je pense que la OM a le meilleur équilibre tonal, le fameux « sweet spot » que l’on recherche tous, même si j’adore aussi les dreadnoughts, les parlor et surtout les modèles à 12 cases. J’ai 30 ou 40 guitares, mais celle qui reste sortie de son étui est un prototype de OM-28V. J’ai un respect énorme pour le jeu de Juber, pour moi il est l’un des meilleurs techniciens au monde, au même niveau que Tommy Emmanuel et Martin Simpson, ce sont les Segovia du monde de la guitare acier. Notre premier modèle conçu ensemble était une OMC-18, un orchestra model en acajou avec pan coupé. Laurence a ensuite voulu essayer voir ce que donnerait la même guitare en palissandre est-indien, ce qui a donné la OMC-28LJ. Il s’est ensuite intéressé au palissandre brésilien, d’où la OMC-28B. Nous avons aussi fait des modèles en palissandre de Madagascar, du Guatemala, en koa, en érable… à chaque fois que nous avons essayé un nouveau bois, le reste de la guitare restait exactement identique : OM, pan coupé, même taille de manche, touche et chevalet en ébène, table en épicéa Adirondack. Ces séries sont devenues un magnifique test de l’impact de bois spécifiques sur le rendu sonore. On peut vraiment entendre des différences énormes, même si toutes sont d’excellentes guitares. Nous avons commencé à développer des parallèles avec l’oenologie : l’acajou est comme un chardonnay, le palissandre est-indien est comme un merlot, le palissandre brésilien comme un grand cabernet, le madgascar comme un malbec, l’érable comme la vodka et le koa comme le champagne.

T’es-tu parfois retrouvé intimidé face aux stars que tu as pu côtoyer ?
Je suis intimidé face à Paul Simon. Je suis tellement fan de lui… Quand je l’ai rencontré pour la première fois je bégayais !

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