Jean-Luc Ponty – Interview

Par Woodbrass Team

Les français qui ont dépassé leur origine pour s’imposer au niveau international se comptent sur les doigts de la main. Il y a Manu Katché bien sûr, Aznavour, et la liste ne se prolonge pas bien loin. Et puis il y a bien sûr Jean-Luc Ponty, qui a imposé sa touche fusion avec les stars du genre (Zappa et le Mahavishnu Orchestra), mais aussi et surtout à travers une carrière solo brillante. Le maître a bien voulu nous recevoir pour un entretien passionnant qui apprendra de nombreux secrets, y compris aux non-violonistes.

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Commençons par le plus récent, l’album avec Stanley Clarke et Biréli Lagrène. Faut-il le voir comme la suite de l’album avec Clarke et Al Di Meola sorti il y a vingt ans ?
Je suis proche de Stanley depuis très longtemps et de temps en temps nous avons envie de faire des choses ensemble. Le trio avec Al Di Meola a été suggéré par Al lui-même, c’était son initiative. Ça nous a effectivement donné envie de faire d’autres collaborations comme ça, en acoustique, et nous en avons donc faîte une avec Bela Fleck qui joue du banjo. Stanley connaissait le talent de Biréli depuis l’époque où Jaco Pastorius l’avait découvert. En 2012, un programmateur de concerts m’a proposé une soirée pour mes 50 ans de carrière, Stanley est venu et j’ai pensé que c’était l’occasion de jouer avec Biréli. C’était une jam de 20 minutes, et parmi les autres choses qui ont été jouées ce soir-là c’est cette partie qui a déclenché la réaction la plus unanime. Cette expérience nous a vraiment marqué, nous avons senti une compréhension et une interaction musicale très excitante. Nous avons donc fait le disque deux ans après.

Comment avez-vous perçu le jeu de Biréli Lagrène ?
Evidement il vient de cette culture manouche qu’il joue de façon spectaculaire, mais ce qui nous a impressionné c’est qu’il est également très créatif dans un style moderne. On ne savait pas trop à quoi s’attendre avant d’entrer en studio, et c’est le premier disque qui soit aussi jazz que j’ai fait depuis les années 60. Pour autant ça n’est pas un simple retour, on sent toute l’expérience accumulée.

Comment en es-tu venu au violon l’électrique ?
Tout a commencé par le besoin de volume. J’ai commencé à jouer du jazz en 59, et j’allais dans les clubs faire la jam face à un micro sur pied. Le batteur prenait les balais en me voyant, mais vu l’énergie be-bop avec laquelle je jouais, ils reprenaient les baguettes au bout de deux minutes et je me retrouvais noyé ! Tout a commencé comme ça, j’ai trouvé une cellule DeArmond rudimentaire et j’avais acheté un Ampeg Gemini I. J’ai tout de suite compris que je ne pouvais pas reproduire le son du violon classique, mais je me suis dit que ça me donnait plus d’épaisseur, surtout dans le grave où j’avais la pêche du saxophone. Puisque je ne pouvais pas retrouver le son traditionnel, j’ai décidé d’aller ailleurs ! Quand je suis arrivé en Californie, les ingénieurs en électronique comme Tom Oberheim venaient trouver les musiciens comme Zappa ou McLaughlin pour leur présenter les prototypes, et j’essayais donc de brancher mon violon dedans. C’est comme ça que j’ai découvert les premiers phasers, la wah wah, les échos à bande, la distorsion… ça ouvrait mon imagination, ça me donnait l’idée d’écrire des morceaux inspirés par ces sons. A la fin des années 70, mon technicien a ramené le nouveau Digital Delay MXR au format rack stéréo, et il y avait le Bi-Phase Mu-tron que je regrette, j’aimais beaucoup. J’ai été jusqu’à la Publison, j’étais tout fier de découvrir ça ! C’est un Pitch Shifter de fabrication française qui avait détrôné les Eventide dans les studios de l’époque.

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Quelle différence d’approche y a-t-il entre un violon acoustique et un électrique ?
Il y a moins de différence avec un violon qu’avec une guitare. Cela dit, il y a quand même une différence importante dans la manière de façonner le son. Avec un violon acoustique, il n’y a plus l’aide d’appareils externes, c’est l’instrument brut. Je suis tellement habitué à avoir un champ très étendu de possibilités sonores que par moments je me sens un peu limité, donc je cherche ! C’est tellement beau le son acoustique, c’est un peu comme un bon Cognac. C’est une recherche qui a commencé avec le Rite Of Strings dans les années 90, entre les années 60 et cette date je me suis concentré sur la facette électrique, comme un gamin dans un magasin de jouets. Au bout d’un moment, à la fin des années 80, j’ai commencé à voir les limites de ce que je pouvais créer musicalement avec ces sons. Cette expérience de Rite Of Strings m’a rebranché avec l’acoustique ! Cela dit je ne l’avais jamais complètement abandonné… Même sur mes albums californiens il y avait généralement un titre en acoustique, et j’ai toujours fait des gammes sur acoustique à la maison. Mais avec une instrumentation fournie, l’électrique marchait généralement mieux.

Vous avez participé à l’album Honky Château de Elton John, et on entend votre violon branché sur une cabine Leslie dans Mellow.
C’est l’ingénieur Ken Scott qui a eu cette idée. Cet album s’est fait de manière très positive, c’était très bien fait. Elton enregistrait une chanson par jour. J’ai été invité sur un titre, puis deux, et il a voulu que je fasse tout l’album mais ça aurait été moins spécial. J’ai donc passé deux jours avec eux au Château d’Herouville, j’y étais comme un membre du groupe. Au début de la journée, Elton se mettait au piano, il chantait sa chanson de manière à ce que chacun trouve sa partie pour les parties d’accompagnement. C’était un esprit de collaboration sympathique et excitant, ce qui met en bonne condition pour jouer. Je pense que l’idée de brancher le violon sur la cabine Leslie vient du fait que Jerry Goodman avait joué comme ça avec le Mahavishnu Orchestra, et le producteur Ken Scott a un esprit d’exploration très poussé.

Comment s’est faîte la rencontre avec Zappa ?
Il a produit mon album solo King Kong, c’est lui qui avait choisi les musiciens sauf George Duke que j’ai imposé. George était jeune et inconnu, il avait envoyé une maquette à la maison de disque avec laquelle je travaillais. Ça a été une aubaine incroyable, puisque je cherchais des musiciens avec qui jouer aux Etats Unis, je ne pouvais pas amener les français avec moi. Notre première rencontre c’était dans un club, on s’est vus à l’hôtel juste avant le concert, on s’est mis d’accord sur une liste de standards que l’on connaissait tous les deux et c’était excellent, même sans répéter. Il y avait une vraie communication musicale, il me suivait partout, j’avais l’impression d’être propulsé dans les airs. Zappa a donc pris toutes les décisions en tant que producteur (studio, ingénieur, musiciens, morceaux) et ma seule exigence était d’avoir George avec moi. Suite à ça je suis rentré en France et il a proposé à Duke de rejoindre son groupe. En 73 il m’a à mon tour proposé de venir tourner avec eux.

Comment se passait le travail avec Zappa ?
C’était très rigoureux, on répétait tout le temps, même sous la route ! Avant même la première tournée on a répété pendant un mois, de façon intense tous les jours. Mais ça valait le coup, puisqu’une fois sur scène on délivrait les arrangements comme il fallait. Mais vu que c’était une musique complexe, il fallait quelquefois continuer à améliorer en tournée. C’était un peu pareil avec McLaughlin ensuite : quand des gens créent une musique, ce sont eux qui ont le concept en tête, et pas nécessairement les musiciens qui jouent pour eux. Pour faire comprendre ce concept, il faut d’abord imposer certaines règles pour que tout le monde reste dans cet univers et l’interprète d’une façon qui correspond à ce créateur.
Il y a deux catégories dans le répertoire de Zappa : il y a les chansons de structure simple, pour lesquelles il n’avait pas toujours un arrangement fixe. C’était assez ouvert, il n’avait pas forcément d’idées à l’avance. En tant que musicien venu de la musique purement instrumentale, c’est là que j’ai vu comment l’anglais, le rythme de la langue, influençait le rythme des mélodies. D’autre part, il y avait les morceaux instrumentaux très influencés par la musique moderne comme Stravinsky, et là, tout était écrit note pour note y compris certaines parties de batterie. Zappa n’avait pas fait d’études musicales poussées, et c’était donc Ian Underwood, qui lui était premier prix de la Julliard School, qui faisait le chef d’orchestre. C’est lui qui nous faisait répéter la musique instrumentale. J’étais étonné de retrouver la rigueur d’un orchestre symphonique dans ce contexte, ou même pire ! Je pensais qu’un groupe de rock c’était plus léger.

Pourquoi avoir quitté son groupe ?
Au début j’étais au paradis, très impressionné par ses compositions. Il était tellement créatif… J’avais plusieurs solos par soir, sauf que au cours de la tournée il réalisait qu’il perdait son public avec la musique instrumentale. Il était déjà célèbre à l’époque, on jouait pour des publics nombreux et ils venaient surtout pour la satire. Au bout de six mois je n’avais plus qu’un solo pour toute la soirée, et c’est pour ça que j’ai quitté l’orchestre. McLaughlin m’a appelé alors que je venais d’arrêter, il ne le savait pas ! J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie. J’étais finalement là au bon moment : n’étant pas aux Etats Unis auparavant, j’ai loupé pas mal d’occasions. C’est pour ça que je me suis décidé à partir.

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Pouvez-vous nous parler de votre album Enigmatic Ocean, avec Allan Holdsworth à la guitare ?
J’ai commencé mon groupe en 1975 et c’était le quatrième album, deux ans après le premier. Dès que j’ai commencé mon groupe je suis parti en tournée, je n’arrêtais plus ! Au début c’était en voiture, les clubs, mais au bout d’un an c’était déjà les théâtres. C’était une ascension rapide. Je me retrouve donc en 77 pour le quatrième, et j’avais écrit la musique spécialement pour cet album. Mon concept était d’enregistrer avec mon orchestre qui était très rôdé puisqu’on tournait tout le temps, mais je vois que le batteur Tony Williams, avec qui j’avais joué en 72, venait de sortir un disque que j’achète par curiosité et je découvre Allan Holdsworth. Je n’en revenais pas, je n’avais jamais entendu un son comme ça, et quel lyrisme ! Jusque là tous les jeunes guitaristes n’avaient que McLaughlin comme exemple dans le jazz-rock. Je venais d’écrire un morceau très nostalgique, d’ailleurs intitulé Nostalgic Lady, et j’entendais très bien le son de Allan dessus. Je l’ai appelé, et il était d’accord pour venir enregistrer à Los Angeles. Je lui apprenais la mélodie note par note à l’oreille, il ne lisait pas la musique et ne connaissait même pas le nom des notes ! Voyant ça, j’étais sous le choc : comment quelqu’un qui ne sait pas où est un La fait des solos pareils à la guitare, si fouillés et complexes harmoniquement ? Lui aussi, comme McLaughlin, a commencé au violon. Je n’oublierai jamais cette expérience de lui apprendre la mélodie de la suite Enigmatic Ocean. Je lui jouais la note au violon dans le studio, et j’entendais le son de sa guitare dans mon casque. Il est ensuite reparti en Angleterre, je l’ai invité à venir tourner avec nous mais il faisait partie du nouveau groupe U.K. et il n’était pas vraiment disponible, c’est pour ça qu’il n’a pas fait la tournée. C’est un peu dommage. Enigmatic Ocean a très vite eu un impact, et Holdsworth y était pour quelque chose.

Récemment, vous avez collaboré avec Jon Anderson, l’ancien chanteur du groupe Yes.
Lui et Yes étaient fans de Mahavishnu, comme beaucoup de groupes anglais. Ils nous ont donc fait partager l’affiche avec eux pour deux de leurs spectacles dans des arènes immenses, au Texas. C’était le premier contact en 74. J’aimais bien, j’étais attiré par le rock progressif, on avait cette affinité de recherche, de faire exploser les structures, d’alterner symphonie moderne et improvisation. Jon m’a dit que son rêve à l’époque était de chanter sur la musique du Mahavishnu, il est très téméraire et ouvert à tout. Etant sur la même maison de disques tous les deux on s’est croisés par hasard au milieu des années 80. Il m’a proposé que l’on fasse un projet ensemble, mais chacun est parti de son côté. On s’est finalement retrouvés il y a deux ans. Spontané comme il est, il a improvisé des paroles sur ma musique et m’a envoyé le résultat quelques jours après. Il est arrivé que des chanteurs m’envoient des versions chantées de ma musique mais en reprenant la mélodie de guitare ou de violon. Ce qu’il y a d’intéressant dans la musique instrumentale, c’est que l’on part dans un monde imaginaire, et les paroles imposent un sens. Anderson ne reprend pas la mélodie, il fait autre chose à d’autres endroits, il arrive donc à s’intégrer sans rien enlever à l’esprit d’un morceau. Nous avons donc fait ce disque, sur lequel l’essentiel a été enregistré live et nous avons fait quelques retouches.

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