par Woodbrass Team
Voici la deuxième partie de l’interview du légendaire Bill Bruford, obtenue par l’intermédiaire du bureau artistes des batteries Tama. Il y développe sa philosophie de la batterie et du music business, les non-batteurs devraient donc aussi y trouver du grain à moudre. Bonne lecture !
Ton kit a-t-il aussi changé lorsque tu as décidé de te consacrer au jazz ?
Earthworks a été fondé en 1986 autour de l’idée que le kit de batterie électronique était arrivé à sa maturité, avec la possibilité récente de jouer toutes sortes d’accords, de samples, et d’éléments rythmiques pitchés ou non, et qu’il s’agissait d’un instrument sérieux qui pouvait être utilisé sérieusement pour du jazz. L’idée était que je joue la plupart des accords, et que je trouve de jeunes musiciens ouverts d’esprit parmi la scène jazz britannique en pleine expansion à cette époque, pour qu’ils jouent les mélodies par dessus. Je connaissais un excellent joueur local de saxophone ténor avec qui j’ai travaillé sur quelques démos, Ian Ballamy, et il m’a présenté à l’éblouissant Django Bates. J’aimais les deux individus, mais surtout ils étaient très proche l’un de l’autre et formaient un véritable partenariat, un duo musical. Ils était pour ainsi dire la colonne vertébrale de la première version du groupe.
Notre premier concert était à Tokyo, sur invitation de Sadao Watanabe. C’était un événement très cher pour les parfums Shiseido. Nous avions passé pas mal de temps à répéter en Angleterre avec des kits électroniques, des pédales de volume et ainsi de suite, mais faire tout ça live sur scène était une tout autre histoire. Tout s’est immédiatement détraqué, et ça ne s’est pas amélioré par la suite, bien au contraire. Nous avons mieux joué cela dit. En tant que groupe électro-acoustique hybride, tu es condamné à te battre contre le son interne. Le tout acoustique est une chose, le tout électrique en est une autre, mais avec un hybride l’équilibre intérieur du groupe est mis à mal. Tu risques énormément, mais il y a beaucoup à gagner si ça fonctionne. La plupart des gens sont trop sages pour s’y risquer.
J’ai écrit énormément de musique pour ce groupe. Au fur et à mesure que j’écris, la pièce développe son caractère, ce qui amènera finalement le nom du morceau. Une fois que j’ai établi le caractère d’une pièce elle se finit d’elle-même, mais jusqu’à ce que je définisse ce caractère il est impossible de terminer la pièce ! J’aime que mes titres soient obliques, comme si je disais au public « voici ce à quoi cette pièce me fait penser, mais pour vous ça peut être très différent ». Les titres sont des indices, un peu comme un mot croisé. Ces indices renferment le sens que la musique a pour moi, mais elle n’aura pas nécessairement ce sens pour vous.
La musique est souvent écrite en partant du bas, avec un moteur ou un module rythmique qui donne vie à l’ensemble. Cet aspect devient le battement du cœur, et tout le reste est une superstructure plus ou moins élaborée posée par dessus. Je peux envoyer une idée rythmique, ou une série d’idées, par email à Tim Garland, et il me renverra une symphonie le lendemain (c’est ce qui s’est passé pour White Knuckle Wedding). J’y passais énormément de temps, mais Tim a beaucoup écrit lui aussi, et le fardeau était donc partagé. L’inspiration vient généralement de la perspective d’une humiliation totale si la pièce n’est pas terminée à temps, ou la menace d’un ridicule abject auprès des autres membres du groupe si elle n’est pas assez bien. La nécessité est mère de l’invention.
Tu as crée tes propres labels avec Summerfold et Winterfold. Penses-tu que cette version du music business est la voie du futur pour les musiciens ?
De plus en plus. Comme on dit « chaque musicien est sa propre maison de disques ». Dans notre époque digitale où toute la musique est effectivement gratuite, tous les livres de règles ont été déchirés, et tout le monde repart à zéro. Cependant, la bonne nouvelle est que l’utilisation de musique augmente à l’échelle mondiale. La clé du succès devient de conserver ce qui reste de vous droits susceptibles de générer des royalties (le morceau, l’album, les performances) et de générer énormément de contenu.
Pour parler simplement, je sors mes albums rock d’avance 1987 sur Winterfold et mes albums jazz post-1987 sur Summerfold. Tous mes disques sont disponibles sur ma boutique en ligne.
Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire ta nouvelle autobiographie ?
Ce livre parle d’une vie musicale, la mienne, mais il parle de la vie musicale au sens large, telle que je l’ai vécue pendant quarante ans, ce qui est plus intéressant. Il s’agit d’une série d’observations sur la vie et le travail d’un instrumentaliste non classique, en partant de mon expérience. Là où nous avons été, et là où nous allons avec tout ça.
Ce livre parle bien sûr des plaisirs, périls et pièges qui attendent ceux qui jouent de la percussion en public, mais il parle aussi de ce que font les musiciens lorsqu’ils n’essaient pas d’être des rock stars, ce qui ne m’intéresse pas. Il parle de ce que les musiciens font le jour. Je l’ai écrit pour le débutant qui suit ses rêves, pour le professionnel aguerri ou pour ceux qui ne sont pas dans ce milieu mais ont une curiosité à son propos. La demande pour ce livre existe puisque de nombreuses personnes à qui je parle n’ont aucune idée de ce que font les musiciens et les batteurs, ou de pourquoi nous le faisons. Je me suis dit que j’allais essayer d’expliquer tout ça.
J’aime beaucoup parler aux fans bien informés et aux commentateurs dans les clinics de batterie, et je m’exprime par le biais des magazines de l’industrie ou des masterclasses, mais je me pose plus de questions sur monsieur tout-le-monde, la personne qui ne connaît rien au monde de la musique. J’aimerais apporter tout ce dont nous parlons à la caissière du supermarché. Nous risquons tous de nous retrouver à prêcher pour les convertis : des musiciens de jazz qui jouent pour des fans de jazz qui lisent des magazines de jazz, et des batteurs qui jouent pour d’autres batteurs qui lisent des magazines de batterie à une clinic de batterie. Le grand plaisir de jouer dans un festival gratuit pour 1000 personnes qui bougent dans tous les sens sur une place centrale en Espagne est que tu as l’opportunité de faire dialoguer ta musique à un public non-informé. Ils la reçoivent donc exactement comme elle est, sans effet de mode marketing. Et surtout, ils adorent ça !
Le livre s’est très bien vendu. Sa lecture est devenue incontournable pour tous les extérieurs au music business qui aimeraient en faire partie, et tous ceux qui en font partie qui aimeraient être extérieurs. Ce livre a surpris les gens qui pensent me connaître et s’imagent que tout est rose dans ce milieu. La version française est disponible.
Te sens-tu différent de l’homme que tu étais lorsque tu as écrit ton autre livre When In Doubt, Roll ?
Bien sûr. Le changement est implicite dans toute démarche artistique, et je me sens donc toujours comme un homme différent. Je ne suis pas celui que j’étais, dieu merci. Je suis bien sûr moins certain de tout avec l’âge. Lorsque j’étais jeune je pensais tout savoir, tout particulièrement en batterie. Je sais désormais que je ne sais rien. Tout est dans le livre !
Où en est-tu de tes recherches universitaires ?
J’ai fait pas mal de recherche en Angleterre à l’Université du Surrey, à propos de la perception de la créativité par des batteurs de niveau international. Mes participants doivent rester anonymes pour l’heure, mais ça a été un travail fascinant. C’est aussi de la recherche pour un deuxième livre expliquant pourquoi les batteurs font ce qu’ils font, et j’espère l’écrire lorsque j’aurai terminé ces recherches. Je vous tiendrai au courant !