Interview : Dave Collins (ingénieur mastering)

Par Woodbrass Team

Soundgarden, The Police, Queens Of The Stone Age, Linkin Park, Weezer, Black Sabbath, Alice Cooper, Ben Harper, Jack Johnson, Bruce Springsteen ou même Spinal Tap : Dave Collins a masterisé les albums de tous ces artistes. Vous avez donc entendu son travail des dizaines de fois sans même être conscient de son existence ! Cet homme de l’ombre a pris le temps de nous expliquer sa philosophie de travail pour cet entretien fleuve dans lequel il y a beaucoup de choses à apprendre !

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Le mastering est l’étape finale de la réalisation sonore d’un album : l’ingénieur mastering reçoit le mix et se charge de corriger les fréquences qui ne fonctionnent pas, et d’appliquer la compression finale qui permettra à l’album de sonner aussi fort que ses concurrents. C’est une technique extrêmement fine qui peut détruire un album si elle n’est pas maîtrisée. En plus de vingt ans de carrière, Dave Collins s’est imposé comme une référence incontournable dans le domaine.

Le mastering est une étape du processus très mystérieuse : que paie-t-on quand on fait appel à un ingénieur dédié ?
Je pense qu’il est très important pour un artiste de recevoir un point de vue extérieur sur son travail. Avec un mastering, tu bénéficies d’un ingénieur qui n’a aucun lien avec le reste du processus d’enregistrement. L’autre avantage de s’adresser à un professionnel est son studio : je travaille dans la même pièce tous les jours, dans la même chaise, je m’assois au même endroit et je me penche vers les enceintes de la même manière. C’est donc un environnement très stable. Je vois beaucoup de gens qui enregistrent, mixent et masterisent au même endroit mais ça n’a pas vraiment de sens : l’un des avantages du mastering est d’écouter sa production sur des moniteurs différents, si tu fais tout dans la même pièce et qu’il y a une fréquence que tu n’entends pas mais qui pose problème, tu ne le sauras jamais. Ce que le client paye, c’est une paire d’oreilles impartiales. Je ne fais pas de mixage, je n’enregistre pas, je ne suis pas un producteur. Tout ce que je fais, c’est du mastering.

Penses-tu quand même qu’on puisse l’apprendre ?
Je sais qu’on peut l’apprendre, d’ailleurs des gens me l’ont appris ! Je l’enseigne même à d’autres gens à l’heure actuelle. Le problème est que ça ne s’apprend pas en lisant un livre ou en regardant une vidéo. J’ai vu beaucoup de vidéos sur Youtube, et il y en a même que je ne comprends pas alors que je fais du mastering depuis très longtemps ! Il n’y a aucun autre moyen que de le faire. Il faut se lancer, et se planter. Il n’y a pas longtemps, une diplômée de Berklee (ndr : une très prestigieuse école de musique aux Eats Unis) est venue en stage à mon studio. Je lui ai laissé ma console, et je lui ai dit « voici le compresseur, voici l’EQ, voici le volume. Je vais aller m’asseoir sur le canapé et traîner sur Facebook pendant une heure. Fais comme tu le sens. ». Elle a fait trop de tout : trop d’EQ, trop de compression, trop de traitements. C’est naturel : le jour où tu découvres la reverb, tu en mets partout ! Plus tu développes tes goûts, plus tu développes ton oreille, et plus tu apprends à ne pas en faire trop. Il est essentiel de travailler avec quelqu’un qui peut te donner un avis, te transmettre une connaissance. Malheureusement, les possibilités de stage dans des studios sont beaucoup plus rares qu’elles ne l’ont été.

Y a-t-il de demandes particulières qui reviennent de la part de tes élèves ?
L’enseignement est un aspect bizarre de mon métier. Je reçois des mails de gens qui me détaillent tout ce qu’ils font. Aujourd’hui, un ingénieur est venu me voir en me disant qu’il utilise dix plugins dont je n’ai jamais entendu parler, et il me dit qu’il n’aime pas du tout le son que ça donne. Je lui ai répondu « – Et si tu n’utilisais qu’une EQ et qu’un compresseur ? – Je ne sais pas, est-ce qu’on peut faire ça ? – Tu dois faire ça ! ». Je suis un grand défenseur de l’EQ, pour moi il faut absolument maîtriser cet aspect car il s’agit du centre du mastering, et c’est un art qui se perd. Avant de penser à n’importe quel autre traitement, il faut que l’EQ soit parfaite. C’est un apprentissage qui m’a pris beaucoup de temps. Il est plus difficile de comprendre à quel point tu peux faire un bon mastering avec très peu de traitement plutôt que de réaliser à quel point les possibilités sont nombreuses.

Quel est le piège contre lequel tu mettrais en garde les apprentis ingénieurs de mastering ?
Nous n’avons jamais eu autant d’outils à notre disposition qu’à l’heure actuelle. Pourtant, il n’y a jamais eu autant de distractions qui nous éloignent de la créativité. Les gens gardent les yeux rivés sur l’écran de l’ordinateur : chaque seconde passée à regarder la forme d’onde est une seconde que tu ne passes pas à écouter. Il faut faire un effort pour passer de l’état d’esprit analytique que sous-entend l’écran à l’état d’esprit émotionnel qu’exige la musique. Dans mon studio, l’écran est sur le côté gauche. Si je veux le regarder, je dois faire un effort physique, et je passe donc le plus de temps possible à écouter ce qu’il se passe. Combien de fois as-tu modifié une EQ en oubliant de l’activer, mais ton cerveau a fait que tu entendais une différence quand même ? Il est très facile de se laisser piéger par ses yeux, et beaucoup de gens refusent de l’admettre. Ça m’arrive toujours après de milliers d’albums masterisés : je suis toujours aussi crédule.

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Tu proposes un formulaire sur ton site pour demander un devis de ta part. Y a-t-il quand même des artistes que tu rencontres en personne lorsque tu travailles sur leur musique ?
De moins en moins. Je dirais que je rencontre en moyenne 15% des artistes que je masterise.

Penses-tu que cela change quelque chose ?
Je ne sais pas. J’écoute de la même façon que le client soit dans la même pièce ou dans un autre pays. Tout ce qui m’importe est le son. La plupart du temps, non seulement je ne rencontre pas les gens, mais je ne leur parle même pas ! Je reçois un e-mail, ils m’envoient les pistes par FTP, je leur renvoie les pistes, ils m’envoient l’argent par Paypal, et tout se règle électroniquement : tu ne parles même pas au téléphone avec ton client !

Et pourtant tu as entendu la part la plus intime de cette personne…
Oui exactement ! Tu as entendu sa musique, ses chansons, son âme, mais tu ne sais pas qui elle est. Il y a quelques semaines, j’ai fait une session avec tout le groupe dans la pièce, et ça peut être perturbant : tout le monde veut voir le studio…

… faire des selfies devant la console…
Oui c’est ça ! Il y a du bruit, les gens ramènent de la pizza… Du coup je fais l’effort de me concentrer sur l’écoute, mais tu ne bosses pas systématiquement mieux dans ces conditions. D’ailleurs ces musiciens ne connaissent pas mon studio, ils ne peuvent pas vraiment juger de la qualité du son qui sort des enceintes, et il est très peu probable que l’un deux me fasse un commentaire utile. J’ai des amis qui ont l’habitude et qui peuvent me parler de certaines fréquences en connaissance de cause. Bref, il y a moins de gens qui assistent au mastering qu’auparavant, mais c’est plutôt une bonne chose puisque ça vient surtout du fait qu’une grande partie de ma clientèle est internationale, et de nombreuses personnes ne pourraient pas se déplacer en Californie. C’est une très bonne chose, et ça ne serait pas possible sans Internet. J’entends de la musique du monde entier, et il a vraiment des trucs excellents partout. Je trouve toujours ça bizarre lorsqu’on me dit « J’ai du mal à trouver de la bonne musique, il n’y a plus de bonne musique à l’heure actuelle ! ». Il n’y a jamais eu autant de créativité et autant de talent !

Te sens-tu obligé d’adapter tes tarifs à la concurrence massive qui existe dans le domaine ?
Tu peux toujours trouver quelque chose pour moins cher : certaines personnes proposent de tels tarifs que je me demande comment ils font pour payer leur note d’électricité ! Je ne crois pas à la course vers le bas, je continue d’avoir beaucoup de travail sans être obligé de brader mes services. Je ne suis pas non plus le plus cher, je fais beaucoup d’albums indépendants. Si j’étais moins cher, sans doute que les gens n’apprécieraient pas autant ce que je fais. Mon seul plan de carrière a toujours été d’augmenter mes tarifs lorsqu’on m’envoyait tellement de travail que je ne pouvais plus suivre. Tout le monde a un budget, mais la priorité des gens est surtout d’avoir un travail bien fait.

Soundgarden-SuperunknownTu as masterisé Superunknown de Soundgarden il y a vingt ans.
Oui tout à fait ! Et je trouve qu’il sonne encore bien à l’heure actuelle.

Mieux que bien tu veux dire ! Il y a une richesse incroyable dans les graves sans que le reste du spectre ne perdre son impact. C’est un équilibre parfait.
C’est parce que les mixes étaient excellents !

Je suis sûr que tu as ta part de responsabilité là-dedans…
Cet album avait été envoyé à trois ingénieurs de mastering, des très gros noms, deux à New York et un à Los Angeles, mais le groupe n’avait aimé aucun des trois résultats. La maison de disque m’a donc permis de tenter ma chance, et le groupe a aimé les quelques morceaux que j’ai masterisé : j’ai respecté les mixes et l’enregistrement initial, et je n’ai pas coupé ces merveilleux graves qui avaient fait peur aux autres ingénieurs.

Y a-t-il d’autres albums dont tu es particulièrement fier ?
Je suis fier de plein d’albums, y compris beaucoup de disques qui n’ont pas forcément connu un succès énorme. Je reçois beaucoup d’albums qui ont été enregistré dans des caves mais qui sonnent d’enfer. Récemment, j’ai travaillé sur l’album d’un groupe norvégien, et je trouvais qu’il sonnait vraiment super bien, les sons étaient beaux et gros. J’ai eu un membre du groupe au téléphone et il m’a paru très jeune au téléphone : il avait 23 ans ! Je lui ai demandé comment il avait fait et il m’a dit « on a tout fait sous Logic avec quelques plugins, on se retrouve le weekend entre potes pour faire ça dans la cave ! ». L’album sonnait comme un enregistrement dans un studio à plusieurs millions de dollars…

Y a-t-il du matos sans lequel tu ne pourrais pas masteriser ?
J’ai utilisé toute sorte de matos au cours des années, et je crois que je pourrais m’adapter à n’importe quoi. Dans mon studio, tout a été fabriqué sur mesure pour moi : EQ, compresseurs, convertisseurs… Je suis fan de matos et de technologie, mais je ne suis pas obnubilé par un outil en particulier. Il existe beaucoup de très bon matos, même si il y a certains processeurs avec lesquels je me sens particulièrement à l’aise. Il n’y a jamais eu autant de bon matériel : tu as le choix entre vintage, à lampes, à transistors, moderne, numérique… Le revers de la médaille est que les gens ont plus de mal à prendre des décisions. Certains collègues font des recalls par dizaines, et font parfois deux versions d’un mix pour 0,3 dB en plus sur les chœurs ! à l’époque de l’analogique tu ne pouvais pas atteindre ce degré de précision dans les recalls…

Tu serais capable de masteriser au casque ?
Pas du tout. Je n’utilise un casque que pour enlever un clic ou faire d’autres travaux de précision dans le genre, c’est un microscope. Je ne peux pas juger du son d’un enregistrement à travers un casque. Il y a des gens qui le font, mais ça n’est pas pour moi.

Comment se passe un séance de mastering typique pour toi ?
J’ai dans la tête une liste de choses auxquelles il faut que je pense lorsque j’entends un titre pour la première fois. Pour un titre de pop, la priorité est la manière dont le chant ressort, puisque le chant est la star : peut-on l’entendre facilement, est-ce qu’il paraît important, est-ce qu’il présente la chanson ? Le plus important est de communiquer la chanson à l’auditeur, et parfois des éléments viennent perturber cette mission. Comment fonctionne la relation entre la basse et la grosse caisse ? Comment sont les graves ? Sur certaines chansons tu peux avoir un bas conséquent, tandis que sur d’autres il va encombrer le message. J’écoute la chanson dans son intégralité, tandis que le mixeur écoute les détails comme la reverb sur la caisse claire. Je ne fais jamais attention à ça.

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Tu as participé au développement du plugin Manley Massive Passive pour la plateforme UAD, n’est-ce-pas ?
Oui tout à fait. Nous avons fait énormément de tests, de comparaisons entre le plugin et la version hardware, et il a fallu plusieurs allers retours avec Universal Audio pour arriver à la plus grande fidélité possible. Je trouve qu’ils ont fait un super boulot, d’ailleurs il se vend très bien. Ce n’est pas facile d’émuler de l’analogique à travers des DSP. Beaucoup de choses que l’analogique fait naturellement deviennent un cauchemar à reproduire en numérique, comme la distorsion par exemple. Vu que la puissance des DSP n’est pas infinie, il faut quelqu’un pour déterminer une puissance maximale allouée au plugin de manière à ce qu’il reste utilisable sans prendre toutes les ressources.

Arrives-tu à écouter de la musique pour ton loisir, sans te poser de questions ?
C’est une excellente question. Lorsque j’ai commencé à masteriser, j’écoutais de la musique dans ma voiture et je me disais : « C’est n’importe quoi ce qu’ils ont fait à 50 Hz ! ». Tu n’écoutes plus la musique comme avant, tu ne l’apprécies de la manière qui a fait que tu as voulu faire ce job. Quand tu masterises, tu n’écoutes que ce qui ne va pas. J’ai donc dû écouter de la musique à la maison sur une chaîne hifi très flatteuse qui ne mettait pas les défauts en avant. Heureusement, ça se calme au bout d’un moment, tu apprends à séparer ton boulot du reste.

As-tu entendu parler de Pono (ndr : un format musical de très haute qualité qui se lit sur un baladeur dédié, le tout ayant été développé avec le parrainage actif de Neil Young) ?
Oui, bien sûr ! Je pense que c’est super : n’importe quel système destiné à améliorer la qualité de ce qu’on écoute est le bienvenu. C’est une idée qui existe déjà depuis un moment mais ça n’a pas intéressé grand monde, il est donc trop tôt pour savoir si Pono changera ça. J’ai lu récemment une étude qui montrait que les gens sont surtout sensibles au casque audio sur lequel ils écoutent plus qu’à la qualité des fichiers, pour la simple raison que la plupart des gens n’ont jamais entendu un bon casque ! Dans les années 70, tout le monde avait une chaîne hifi et passait vingt deux minutes à écouter chaque face d’un disque.

Sans envoyer de texto !
Exactement ! L’expérience de la musique était quelque chose d’actif, tandis que dans une certaine mesure la musique est devenue un fond, un accompagnement. Si Pono, HD Tracks ou le nouveau Walkman Sony qui lit du FLAC existent, c’est qu’ils doivent sentir un mouvement vers plus de qualité.

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